Antisémitisme le grand déni - Marc Uyttendaele
Antisémitisme le grand déni ou comment une lutte essentielle est détournée pour de mauvaises causes.

Le 20 avril 2024, Marc Uyttendaele s’exprimait à un colloque de l’Institut Jonathas sur l’antisémitisme et la gauche.
ULB, Campus Solbosch. Salle Dupréel, Institut de sociologie, 44 avenue Jeanne, 1050 Bxl

à lire également : « Antisémitisme, le grand déni » : un colloque organisé à l’ULB le 20 avril. Sud Info, 18/04/2024 

La gauche face à l’antisémitisme, la neutralité et la poussée identitaire

Trois mots: gauche, neutralité, universalisme.

Trois mots qui vont bien ensemble –trois mois qui allaient si bien ensemble.

Trois mots qui brutalement ont pris un coup de vieux.

À une vitesse qui paraît vertigineuse.

On se souvient de Mary Poppins, de Julie Andrews qui saute sur des dessins à la craie sur un trottoir et qui se retrouve dans un monde enchanté. 

C’est vraiment l’inverse qui s’est produit.

Nous avons sauté par inadvertance dans des dessins qui nous ont propulsés dans un monde grimaçant, sombre et angoissant.

Cela fait plus de trente ans que j’enseigne le droit constitutionnel dans cette université et cela fait plus de trente ans que je commence mon cours en livrant à mes étudiants une notice explicative: le droit n’est pas neutre, je ne le suis pas, je suis un homme de gauche et mes convictions guident ma vision du droit. Je demande à mes étudiants de me contester, d’avoir une pensée libre, d’être des citoyens vivants, des citoyens singuliers, respectés dans leur singularité.

Tout cela jusqu’il y a peu était une évidence: ma gauche puisait sa source dans le combat contre le pouvoir absolu esquissé par Montesquieu, par la liberté et l’impertinence de Voltaire, par les combats sociaux du XIXe siècle illustrés par les romans d’Émile Zola, par la conquête du suffrage universel, par les avancées sociales du Front populaire, par les brigades internationales au moment de la guerre d’Espagne, par la résistance au nazisme, par le combat contre la colonisation, par le combat pour les droits civiques aux États-Unis, par les libertés jaillissant de Mai 68, par le 10 mai 1981 quelques qu’aient été les déceptions qui s’en sont suivies, par le combat contre l’apartheid. Cette gauche-là était universaliste et, même bourgeoise, ne laissait personne sur le bord de la route.

Cette gauche-là s’est battue pour l’abolition de la peine de mort, pour l’égalité des femmes et des hommes, pour le droit à la contraception, pour le droit à l’avortement, pour le mariage homosexuel, pour le droit à l’adoption pour les couples homosexuels, pour le droit à l’euthanasie, pour le droit au changement de sexe.

De près ou de loin, et le plus souvent, ces combats débouchaient sur une mise en cause des religions et plus encore des organisations religieuses qui, multipliant les messages contradictoires, sont, et c’est un euphémisme, des freins aux libertés des hommes et des femmes, et plus encore des femmes. Le plus grand ennemi de la femme est la religion et aucune des trois grandes religions monothéistes ne fait exception à la règle.

Tout cela paraissait si simple, si évident. Combattre les organisations religieuses dans leur propension viscérale à imposer leurs dogmes dans la vie sociale tout en étant implacable dans la volonté de préserver la liberté de conviction de chacun. 

Cette gauche-là, ma gauche, est obsédée par la crainte de se tromper, de se fourvoyer, de prendre la mauvaise voie de l’aiguillage. Et tout commence avec l’affaire Dreyfus qui a vu naître la figure de l’intellectuel au sens moderne du terme et mieux encore de l’intellectuel de gauche.

L’affaire Dreyfus, c’est Jules Guesde face à Jean Jaurès. Jules Guesde n’est pas anti-dreyfusard,mais pour lui l’essentiel était ailleurs: seul le combat contre le capital importait. La fracture est là et n’a rien perdu de son actualité. À la fin de son célèbre«J’accuse», Émile Zola écrit: «Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité et qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose me traduire en cours d’assises et que l’enquête ai lieu au grand jour! J’attends».

Voilà la définition de l’universalisme et le moment de cristallisation: nul n’a le droit de se tromper. Combattre l’antisémitisme est inhérent à l’universalisme et inhérent à une pensée de gauche bien comprise. 

On peut combattre l’antisémitisme sans être de gauche, mais on ne peut être de gauche et antisémite. On ne peut être de gauche comme l’était Jules Guesde dans l’indifférence ou dans la gêne lorsque se lèvent les vents mauvais qui font du juif l’objet d’une haine collective.

Et c’est tout ce qui semble avoir volé en éclats aujourd’hui.

Je n’utiliserai pas le mot de wokisme tant il est instrumentalisé pour disqualifier ceux qui en combattent les effets. Marie Van Cutsem, journaliste de la RTBF, expliquait il y a quelque temps que le wokisme était d’être éveillé aux discriminations et que tous ceux qui le combattent peuvent être identifiés à Éric Zemmour.

Je préfère comme Yascha Mounk me référer à la notion de piège de l’identité. Car tel est bien la machine qui est aujourd’hui en marche: la négation de l’universalisme. Chacun est relégué dans sa case, une case qui n’est même pas conditionnée pas sa pensée, par ses convictions, par ses actes, par ses engagements,mais par sa gueule, sa couleur de peau, son origine ethnique, géographique ou sociale.

Le débat est situé sur le double terrain de la légitimité et de la culpabilité.

C’est cela le discours d’une certaine gauche, brayante et stupide, une gauche qui s’est malheureusement perdue dans les interstices de notre distraction et sans doute de notre négligence intellectuelle.

C’est néanmoins et avant tout un discours imbécile qui interdit à Victor Schœlcher et Abraham Lincoln la légitimité d’avoir combattu l’esclavage parce qu’ils étaient des hommes blancs ou à Léon Blum d’avoir promu le progrès social parce qu’il était un grand bourgeois.

Un Léon Blum visionnaire qui au Congrès de Tours quand la SFIO a éclaté, que les communistes sont partis a déclaré: « Pendant que vous irez courir l’aventure, il faut que quelqu’un reste garder la vieille maison.»

La vieille maison aujourd’hui tremble sur ses bases au gré des replis identitaires et dans l’expression, il y a deux mots.

Le mot «repli»d’abord: un retour en arrière, un combat d’arrière-garde, un recul majeur: au nom de l’anti-discrimination, l’apologie de la discrimination: chacun, chacune est résumé à une identité qui le ou la définirait, l’érigerait, sur la base de sa seule apparence, en victime ou en bourreau.

Cela s’appelle l’apartheid de la pensée. 

Et les conséquences en sont délétères et profondément discriminatoires. Le repli est bien plus qu’un repli. Il est une manière de s’enfoncer dans les plus profonds obscurantismes du passé et cela c’est ici et maintenant.

Deux exemples le démontrent de manière glauque et abjecte.

Glauque est la marche alternative contre l’antisémitisme et les autres formes de racisme organisée par le Parti socialiste en décembre dernier. Comme s’il fallait s’excuser d’hurler son désespoir face au pogrom du 7 octobre.

Abjectes sont ces néo-féministes atones face aux viols du 7 octobre. Sara Daniel l’a exprimé mieux que quiconque: «Peut-on encore rappeler les seins d’Israéliennes que les terroristes du Hamas ont découpés avant de s’amuser à se les lancer comme des ballons? Les viols répétés qu’ils ont commis jusqu’à briser le bassin de leurs victimes? Les cadavres de jeunes filles qu’ils ont profanés? Cette femme décapitée à coups de bûche? Cette autre au vagin criblé de balles? Les terroristes prisonniers ont pourtant expliqué que le viol était un des objectifs du pogrom du 7octobre. Peut-on également rappeler que peu d’autorités, de journaux, de féministes ont évoqué ces viols de masse (…)malgré des vidéos vues dans le monde entier?Pourquoi ce silence? Parce qu’il s’agit, de Paris à Harvard et de Madrid à Londres, de ne pas pointer du doigt la nouvelle internationale des déshéris. Dans le narratif manichéen que les islamistes ont peu à peu imposé en Occident, les victimes de l’intégration sociale, quand elles deviennent bourreaux, ne sont pas des bourreaux comme les autres: qu’il s’agisse d’assassins,de violeurs,de tortionnaires il faut leur trouver des circonstances atténuantes. Nommer leurs crimes, ce serait déjà être coupable de stigmatisation de discrimination d’oppression

Le deuxième mot est «identité». Et le malentendu est une fois encore sordide.

Une identité est soit un sentiment personnel, librement consenti et inévitablement complexe et multiple, soit une assignation externe. 

Et dans le repli identitaire, c’est bien l’assignation qui est de règle. Chacun est résumé ce qu’il est censé être en fonction de son âge, de sa classe sociale, de sa nationalité, de sa couleur de peau. 

Et une fois ainsi défini, il sera classé dans une case: oppressé ou oppresseur. S’il est oppressé, il se verra offrir un catalogue de droits, en ce compris ceux qu’ils ne revendiquent pas. S’il est oppresseur, il lui reste à accepter la muselière!

Et de cela, aujourd’hui, ici et maintenant, les juifs sont les premières victimes. Oublié le 7 octobre puisque les victimes sont, dirait-on en droit, irréfragablement présumés des oppresseurs. Et si tu es juif, si tu défends le droit d’Israël à exister, tu es irréfragablement présumé responsable des crimes de guerre reprochés à l’armée israélienne à Gaza. Si tu es juif, en Belgique, tu es irréfragablement présumé solidaire du gouvernement d’extrême droite de Netanyahou.

Voilà où conduit le repli identitaire: la négation des pensées intimes, la mort de la singularité individuelle, une forme de barbarie obscène de la pensée, la mort de l’intellectuel au sens le plus noble du terme, tel qu’il est né au moment de l’affaire Dreyfus.

La seule réponse à cela est de résister. Ne pas se laisser dominer par une pensée qui en se disant éveillée aux discriminations ne cesse de les engendrer et de les faire proliférer. 

Résister à une pensée qui a tout de la fanfare de mauvais goût, qui est assourdissante et qui est la mode.

Une fanfare qui n’est pas, j’en suis convaincu, celle de la majorité des citoyens, ni même celle de la majorité des citoyens gauche. 

Résister, c’est d’abord réhabiliter la pensée de Nietzsche: «Malheur à moi, je suis une nuance.»

Résister, c’est ensuite échapper au confort de la solitude, ce plaisir sournois de vouloir avoir raison tout seul dans son coin. 

Oser recréer des ponts comme nous le faisons à quelques-uns, avec Djemila Benhabib, Georges Dallemagne, Sam Touzaniou VivianeTeitelbaum, au sein du mouvement des universalistes et ainsi accepter que des adversaires d’hier nous sont plus proches que ceux qui faisaient partie hier de notre famille et qui ont quitté la veille maison, qui sont partis à l’aventure. 

Résister, ici et maintenant, c’est ne plus se taire, ne plus subir, ne rien lâcher et faire vivre ce troisième mot si ambigu, neutralité.

Un mot que je n’aime pas,car il est abstinent et qu’il a besoin d’être qualifié pour trouver un sens.5 

La neutralité doit être armée pour ne pas devenir inclusive, pour ne pas permettre aux organisations religieuses de nous éloigner toujours et plus encore d’un modèle de société fondé sur la séparation des églises et de l’État.

Cette neutralité doit être laïque au sens français du terme. Car chaque erreur se paie cash. 

Le barreau d’Anvers a accepté que des avocats plaident avec une kippa. Comment refuser alors à une avocate musulmane d’arborer son foulard? 

La laïcité belge organisée a voulu sa part du gâteau dans le financement des cultes. Comment empêcher alors que nos impôts servent à financer le culte catholique qui discrimine les femmes ou le culte islamique dont les revendications, relayées dans le cadre d’un électoralisme médiocre, se font toujours plus agressives?

Je le vois avec mes étudiants dont certains appartiennent à cette génération offensée, magnifiquement décrite par Caroline Fourest. Nous avons perdu une bataille. Au nom de valeurs, de celles que nous leur avons inculquées, celles de la liberté individuelle, nombre d’entre eux ne comprennent pas que nous refusions le port des signes convictionnels dans les administrations, dans les écoles publiques. Ils ne comprennent pas que nous refusions les lieux de prière dans les universités, dans les hôpitaux ou dans d’autres lieux publics. Cette bataille, nous l’avons perdue parce que nous avons oublié de la mener tant nos convictions nous paraissaient évidentes.

Et pourtant, c’est pour nos enfants qu’il faut se battre, pour que la société de demain ne soit pas comme au moyen-âge, une addition de forteresses assiégées, chacun relégué dans sa case, dans son identité assignée.

La vie passe, vite si vite….

Je suis désormais grand-père.

Je me souviens que, lors d’une manifestation laïque, moi qui ai toujours eu quelques réticences à y prendre part, les mots de Kipling ont été rappelés à mon filsJulien : 

« Si tu peux conserver ton courage et ta tête

Au moment même où tous les autres les perdront, 

Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire Seront à tout jamais tes esclaves soumis…

Et, ce qui vaut bien mieux que les Rois et la Gloire, Tu seras un Homme, mon Fils

Et mon fils aujourd’hui est un homme.

Et c’est cela que lui et moi dirons à mon petit-fils… 

C’est aussi cela que j’ai envie de dire à tous ceux qui comme moi croient en la gauche, en l’universalisme, au progrès de l’humanité.

Ce message-là, il est temps, il est grand temps de le délivrer à nouveau

Résister, résister encore et toujours. 

Je vous remercie

Marc UYTTENDAELE
Professeur à l’Université Libre de Bruxelles
Avocat au Barreau de Bruxelles